Make Critical Theory great again (Editorial Jaggernaut n°1)

Éditorial du N°1 de la revue Jaggernaut. Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale, éditions Crise & Critique, 2019. 16 €, 430 pages ;

Make Critical Theory Great Again”

Collectif Jaggernaut

« Il nous incombe encore de faire le négatif ; le positif nous est déjà donné »

Franz Kafka, Cahier III du Journal

«  La liberté, ce serait de ne pas choisir entre le noir et le blanc, mais de tourner le dos à ce choix imposé »

Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée

Pendant des décennies, les Algériens nommaient le journal gouvernemental de leur pays le « Tout va bien ». On y assurait aux citoyens qu’ils vivaient, grâce à la sagesse du gouvernement, dans le meilleur des mondes possibles, et qu’on allait bientôt résoudre les problèmes restants. Aujourd’hui, un tel rapport avec la vérité de la part des instances officielles persiste encore dans une partie du monde. Mais, au moins dans le monde « occidental et libre », il passe pour archaïque. Non que les gouvernements soient devenus plus sages et plus modestes. Ils savent simplement qu’un tel mensonge n’est plus soutenable.

En effet, le citoyen contemporain se sait entouré de dangers mortels auxquels personne ne peut promettre de remédier sans faire rire sur le champ. Des catastrophes partout. Selon sa sensibilité personnelle, chacun peut penser que le pire est le chômage de masse ou le réchauffement climatique, le racisme ou l’immigration « incontrôlée », la corruption ou les inégalités persistantes, la pollution ou la perte du pouvoir d’achat, les violences policières ou l’ « insécurité ». Catastrophes il y a, et la perspective est négative, comme disent les agences de notation.

Il n’est pas besoin d’être un « anti-système » féroce pour faire admettre à presque chacun que le monde va très mal. Il suffit de lire un journal bourgeois de qualité moyenne pour s’en convaincre chaque jour. Et, de ce point de vue, il ne serait donc pas nécessaire de fonder une nouvelle revue pour diffuser la mauvaise nouvelle.

En revanche, quant à identifier les causes des malheurs en cours, c’est tout autre chose ! Le sujet contemporain se trouve face à une myriade de tentatives d’explication, dont le point commun principal est de ne pas avoir de point commun et de se fragmenter dans une mer d’explications partielles.

Ce qui manque, et qui manque cruellement, c’est la théorie, des efforts cohérents pour comprendre la réalité à travers une théorie. Dans une société habituée depuis longtemps à l’acceptation passive de tout par tous, où les seules forces organisées sont celles qui veulent la poursuite du capitalisme et du spectacle, il est évident que ce que nous devons accomplir aujourd’hui est la critique impitoyable de tout ce qui existe.

Ce qui manque effectivement, c’est une théorie forte qui reprenne la contestation globale de la vie capitaliste dans tous ses aspects, en s’opposant à l’émiettement post-moderne et à la simple addition des griefs particuliers ; une théorie qui s’inspire du radicalisme de la théorie situationniste, mais dans le contexte d’une époque profondément différente, qui se détache de l’héritage du marxisme traditionnel et en même temps, s’appuie davantage sur la critique de l’économie politique élaborée par Marx dans ses années tardives.

Une théorie qui, en sondant la dimension profonde de la modernité, cherche à comprendre les catégories de base du système de production de marchandises et son autre pôle, le pôle politique, étatique, juridique et national, non plus comme des objets ontologiques positifs à affirmer, mais comme des objets historiques, négatifs et destructeurs à critiquer.

Une théorie qui ne se propose plus d’affirmer l’existant, c’est-à-dire la direction de l’économie du « travail abstrait » à l’aide de l’Etat, de la dictature du prolétariat ou de la « démocratie directe », en opposant l’homo politicus à l’homo oeconomicus, mais qui, a contrario, établisse que ce ne sont là que les différentes facettes d’un même mode de production à abolir.

Une théorie qui ne se contente plus de tout déduire d’une « contradiction principale » mais s’efforce d’analyser notamment le rapport de genre asymétrique comme co-essentiel de la socialisation capitaliste, parce que l’universalisme hérité des Lumières est structurellement sexiste, raciste et antisémite.

    Une théorie qui considère que le simple fait d’encenser les divers mouvements contestataires et insurrectionnels ne fait pas avancer la cause de l’émancipation sociale, parce qu’un bouleversement véritablement révolutionnaire ne progresse que dans la mesure où l’on en critique – sans pitié ! – les débuts et les étapes, afin d’aller plus loin en écartant demi-mesures, retombées négatives et dérives ; faute de quoi toute l’entreprise peut fort bien se changer en son contraire.

    Une théorie qui ne soit pas la « servante » d’une prétendue praxis, qui ne coure pas derrière tout ce qui bouge en attribuant des vertus souvent imaginaires à toute forme de protestation et de révolte, mais qui en même temps ne soit ni universitaire, ni une affaire de petits cercles entre-soi.

Une théorie qui ne serve ni à promouvoir des carrières académiques, médiatiques ou politiques, ni à régler de vieux comptes.

Une théorie qui ne cherche pas à ménager un « public » présumé, ni à nouer des alliances ou des formes d’« unité », une théorie qui sache être tranchante quand il le faut, mais qui évite en même temps le « narcissisme de la plus petite différence » et la polémique stérile qui n’a de fin qu’elle-même, ou qui ne serve qu’à démontrer sa propre supériorité et établir sa petite souveraineté dans la mare à grenouilles de la gauche radicale.

Une théorie qui évite les personnalisations et qui n’identifie pas le capitalisme avec « les capitalistes » ou « les dominants », pour absoudre en même temps les sujets de la marchandise de toute responsabilité en les déclarant simples victimes.

Une théorie qui soit radicale, la plus radicale possible, dans son approche théorique, et dans ses analyses, mais qui n’ait pas besoin du halo existentialiste du « nous contre le reste du monde ».

La théorie, pour pouvoir être radicale, doit se dérober à l’obligation – qu’on lui fait si souvent – d’être « utile » à tout prix et de montrer son applicabilité immédiate. Mais elle ne doit se complaire aucunement en elle-même ; son ultime objectif demeure ce qu’on peut appeler la révolution sociale ou l’émancipation.  

Une théorie qui tout en analysant la crise finale du rapport-capital par ses contradictions internes sache que ce qui sort du ventre de la crise ne sera jamais qu’un peu plus de barbarie.  Une émancipation objectivement déterminée est une contradictio in adjecto.

Une théorie qui considère qu’il est inévitable qu’un mouvement social reconstitué apparaisse dans un premier temps comme traitement immanent des contradictions – y compris sur le terrain de la lutte des classes. Mais une théorie qui sache aussi que le potentiel révolutionnaire d’un mouvement dépendra de sa capacité à radicaliser ses perspectives contre le travail et l’État. Toute l’histoire du capitalisme montre que les habits effroyables de l’exploitation, de la nouvelle condition de superflu ou de la misère extrême, ne suffisent jamais à habiller un sujet révolutionnaire qu’il s’agirait simplement de réveiller. S’émanciper de la logique capitaliste-patriarcale veut dire que le travailleur considère sa condition comme ce qu’il faut abolir et non réaliser. Il ne s’agit pas de libérer le travail du capital, mais de se libérer du travail. De même les aspects « dissociés », comme la « race », le « féminin », l’« invalide », etc., sont des aspects à abolir et non pas à affirmer. Il ne s’agit pas de libérer le « dissocié » en promouvant sa reconnaissance et son intégration dans la forme-sujet, mais de se libérer de sa possibilité même. La rupture avec les catégories du travail et son côté dissocié ne peut pas compter sur un camp social ou un sujet « innocent », préexistant, tout fait et objectivement déterminé.

Ce qui manque, c’est une théorie pour laquelle il n’existe pas de contradiction principale qui acculerait inévitablement un sujet à se constituer comme « révolutionnaire ». Il n’y a pas de situation objective sous la pression de laquelle le basculement vers un au-delà du capitalisme deviendrait inévitable et automatique. Quand l’incapacité du capitalisme à garantir la reproduction sociale augmente en frappant tous les groupes sociaux, tout peut sortir du ventre hideux du sujet moderne en crise, et d’abord toutes les pratiques et idéologies de crise de l’antisémitisme, du racisme, du populisme, du nationalisme, du culturalisme identitaire, de l’anticapitalisme réactionnaire, du néo-esclavagisme, du patriarcat barbarisé, du religionnisme, du néofascisme, etc. Parce que le capitalisme impose aux individus la forme-sujet elle-même (les « masques de caractères » dit Marx), il s’agira de contribuer à la création d’un nouveau concept de révolution, qui ne soit pas l’affirmation d’un sujet, même « révolutionnaire » dont le noyau soit supposé indemne de toute implication dans la logique capitaliste. En effet, il ne s’agit plus de rechercher ou de libérer le sujet mais de se libérer du sujet, donc d’arracher les masques sociaux qu’a burinés sur nos visages notre vieille ennemie, la marchandise. Tout comme le capitalisme dont il n’est que le mode de subjectivation, le sujet moderne « ne mourra pas de mort naturelle » (Walter Benjamin).

Ce ne sont pas seulement les conditions objectives ou l’origine sociale donnée par la place occupée dans l’objectivité d’un système qui importent, c’est la façon dont explose en chaque individu singulier, quelle que soit sa position donnée, l’expérience négative de la crise de la forme du sujet du travail, du droit, de la politique, de la nation, etc. – soit qu’il ait intériorisé cette forme, soit qu’il en ait été exclu parce qu’il a été déclaré superflu, ou est simplement menacé de l’être. Le point de départ d’une « rupture ontologique » (Robert Kurz) avec la forme mutilée de la vie sociale sous le capitalisme-patriarcat  ne peut être que « le dégoût qu’éprouve l’individu face à sa propre existence en tant que sujet de travail et face à la concurrence, ainsi que le refus catégorique de devoir continuer à survivre ainsi et à un niveau toujours plus misérable. Malgré sa suprématie absolue, le travail n’est jamais parvenu à effacer complètement la répulsion à l’égard des contraintes qu’il impose » (Manifeste contre le travail). Hic Rhodus, Hic salta !

Ce qui nous manque, c’est une théorie pour laquelle la révolution ne soit pas le fait d’une classe à l’intérieur du capitalisme qui en renverse une autre, mais l’œuvre d’un rassemblement insurrectionnel de ces « individus désireux de se débarrasser du ‘‘sujet automate’’ (nonobstant leurs positions respectives au sein du capitalisme) qui se heurte à la partie de la société voulant absolument le conserver (également sans s’occuper de sa position donnée) et trouver son salut dans la concurrence sans scrupules » (Kurz, Lire Marx, La balustrade, 2002, p. 367).

Une théorie qui veuille aller au-delà des conflits d’intérêts internes au capitalisme (tels ceux qui opposent le salariat et le capital) qui restent toujours inscrits dans la logique du système ; qui approfondisse l’écart chaque fois plus grand entre les formes de traitement « immanent » des conflits qui finissent par renforcer l’existant et les formes « transcendantes » qui visent au-delà du système marchand.

Une théorie qui considère que si on approfondit et radicalise cet écart, on peut déplacer les lignes au sein des luttes sociales et de la gauche, jeter par-dessus-bord leur anticapitalisme tronqué ou leur altercapitalisme, et recomposer de nouvelles « polarisations » au sein même de ces luttes et d’un « contre-espace public » ouvrant la voie à la négation immédiate du diktat de la finançabilité. Ainsi on pourra approcher de l’abolition de la richesse abstraite capitaliste (la valeur), du travail, de l’argent, de la forme-sujet, des classes, des genres, du racisme, de l’État, du droit, et de la politique.

Une théorie encore pour laquelle le contenu traditionnel des révolutions historiques sera obsolète. Une théorie où la création immédiate des rapports sociaux communistes entre les individus dans le cours même de la pratique émancipatrice, sera le contenu même de la révolution, transformant, sans transition, la vie mutilée mortifère en une forme de vie sociale solidaire, non-économique, sans argent, sans profit et sans État.

Une théorie qui n’ait donc pas de « respect » pour les vaches sacrées de la tradition de gauche, de la tradition marxiste et révolutionnaire. Une théorie qui, si elle sait  reconnaître les apports importants de cette tradition, sache aussi qu’une très grande partie de celle-ci est aujourd’hui inutile, voire contre-productive. Une théorie qui sache encore qu’il faut donc recommencer presque à zéro pour penser le capitalisme contemporain avec une partie de l’œuvre de Marx comme (presque) seul guide, tout en sachant qu’il ne s’agit pas d’un « texte sacré ». Une théorie qui sache enfin que même le peu de développements théoriques et pratiques qui ont été apportés, à la suite de Marx, à la « bonne vieille cause » – le jeune Lukács et I. Roubine, l’École de Francfort et l’Internationale Situationniste, Gustav Landauer et les anarchistes espagnols, Fredy Perlman et Jean-Marie Vincent, parmi d’autres – ne constituent pas des « écoles » dans lesquelles s’inscrire ou des combats à continuer, mais des inspirations, dont il faut critiquer sans pitié les limites – in primus leur peu de compréhension des catégories centrales de la critique de l’économie politique de Marx.

Il ne s’agit donc pas d’être les héritiers d’une lignée qui remonte aux Lumières, mais des balayeurs dans un champ de ruines.  

Il va sans dire qu’une théorie critique digne de ce nom réduira moins que jamais son activité au fait d’égrener des chapelets et d’adorer la sempiternelle pléiade médiatique des Foucault-Althusser-Negri-Badiou-Zizek-Butler-Deleuze etc.

On assiste depuis quelques années à la formation d’une telle théorie forte et radicale, au niveau international. Un rôle central dans son élaboration a été tenu par la revue allemande Krisis, d’abord intitulée Marxistische Kritik, fondée en 1987, et ses auteurs principaux Robert Kurz, Ernst Lohoff, Roswitha Scholz, Norbert Trenkle, Karl-Heinz Lewed, Claus-Peter Ortlieb, et par la revue Exit !, fondée en 2004 par Robert Kurz et Roswitha Scholz après une scission à l’intérieur du groupe Krisis. Cette approche est connue sous les noms de « critique de la valeur » (Wertkritik) et « critique de la valeur-dissociation » (Wertabspaltungskritik). Presque tout aussi importants sont les écrits de Moishe Postone, qui fut professeur à Chicago, et notamment son opus magnus Temps, travail et domination sociale, paru en 1993. La revue mentionnera plus tard les convergences partielles entre la critique de la valeur et d’autres approches contemporaines ou plus anciennes.

La critique de la valeur, pour garder cette dénomination, s’est beaucoup internationalisée au cours des années. Des textes ont été traduits dans une douzaine de langues. Au Portugal et au Brésil, une grande partie de sa production est accessible, et différents groupes de discussion et revues y ont vu le jour qui ne se limitent pas aux traductions, mais développent et approfondissent l’approche théorique.

En France, la diffusion de la critique de la valeur a commencé avec la première édition du Manifeste contre le travail en 2002. D’autres traductions (encore très insuffisantes en nombre) ont suivi, ainsi que la publication des Aventures de la marchandise d’Anselm Jappe en 2003 (avec sa réédition en 2017) et de nombreux textes d’approfondissement et de divulgation, telle en 2014, La Grande dévalorisation d’Ernst Lohoff et Norbert Trenkle et en 2017, La société autophage d’Anselm Jappe ; prochainement encore, seront publiés en français La substance du capital de Robert Kurz et Le Sexe du capitalisme de Roswitha Scholz. S’y ajoutent des sites très actifs, une association, les Éditions Crise et Critique, des séminaires, des rencontres, des conférences. Temps, travail et domination sociale de Postone et d’autres de ses écrits ont également été publiés en français chez de grands éditeurs. La critique de la valeur fait maintenant partie du paysage de la critique anticapitaliste en France – malgré des difficultés indéniables rencontrées dans la traduction de certains textes et l’absence de traduction pour l’instant des œuvres majeures de Robert Kurz. Beaucoup des thèses que la critique de la valeur a énoncées à ses débuts, notamment avant 2000, et qui semblaient alors hors propos, au premier chef la théorie de la crise, ont été si largement confirmées par les événements qu’elles sont aujourd’hui omniprésentes dans les débats – mais généralement sans référence à la critique de la valeur, ou alors dans des formes très édulcorées et banalisées.

Il était donc temps de lancer une revue, une « vraie » revue en plus, sur papier. Se voulant  une passerelle vers les mondes germanophone, lusophone et francophone, elle contiendra, au moins au début, une partie importante de traductions. Nous sommes très confiants cependant dans l’élargissement  du champ des contributions écrites spécifiquement pour Jaggernaut.

On ne va pas répéter ici les points essentiels de la critique de la valeur. On les trouve dans les publications existantes. Il y sera souvent fait référence dans les articles de la revue. On peut aussi espérer que beaucoup de lecteurs francophones les connaissent déjà !

Quelle sera la place de cette revue dans le panorama contemporain, notamment en France ?

Depuis des années, le débat politique dans les pays occidentaux s’est cristallisé autour de deux options : libéralisme versus populisme. Les dernières élections en France, en Italie comme aux Etats-Unis ont exemplifié ce faux choix jusqu’à la caricature, une caricature lugubre.

Le libéralisme à l’époque de la mondialisation est relativement facile à saisir et à décrire. C’est le capitalisme assumé, que ce soit avec des amortisseurs (version de « gauche ») ou sans (version de droite). Il n’est cependant jamais vraiment antithétique au capitalisme stato-centré de type protectionniste et keynésien, où la relation entre l’Etat et le marché correspond davantage à une période de crise ou de reconstruction, comme après la Seconde guerre mondiale.

Le populisme est plus difficile à identifier, plus insidieux. Il est souvent ancré sur un anticapitalisme tronqué, et plutôt que de parler d’un populisme « de gauche » ou « de droite » il faut constater aujourd’hui la montée d’un « populisme transversal ». Ce phénomène sera le thème principal de ce premier numéro. Les deux options – libéralisme et populisme – existent chacune dans une version de gauche et dans une version de droite, avec des degrés intermédiaires. Libéralisme et populisme sont même combinables, comme dans le cas de Silvio Berlusconi ou de Donald Trump. Aujourd’hui, les bons citoyens se voient sommés à chaque instant de choisir entre ces deux options, non avec enthousiasme, mais au nom du « moindre mal ». Il est très difficile – mais absolument nécessaire ! – de refuser ce choix pour reconnaître plutôt l’unité dialectique de ces deux faux opposés.

Dans une des fables des Frères Grimm, « Le Lièvre et le hérisson », un hérisson défie un lièvre pour une course de vitesse dans un champ. Le fourbe hérisson, cependant, place sa femme, qui lui ressemble exactement, à l’autre bout du champ. Le hérisson et le lièvre partent et courent entre les sillons – mais le hérisson fait aussitôt marche arrière, sans être vu du lièvre. Celui-ci est tout étonné de trouver au bout du parcours le hérisson qui lui dit avec un air triomphant : « Je suis déjà ici ! ». Le lièvre demande une nouvelle course, mais évidemment trouve encore à l’autre bout le hérisson déjà sur place. Ne s’expliquant pas ce prodige, et ne se doutant de rien, le lièvre renouvelle les défis, toujours avec le même résultat, jusqu’à la soixante-quatorzième course où, précise la fable, le lièvre « tomba au milieu du champ, le sang lui sortant par la bouche ».

Comme dans cette fable, le sujet contemporain, quand il raisonne sur le monde où il vit, risque de mourir épuisé en courant d’un bout du champ à l’autre, en passant toujours du même au même. Quand il apprend que la Commission européenne a autorisé une fois de plus les pires pesticides pour complaire à l’industrie chimique, il aurait envie de voter immédiatement pour la sortie de son pays de l’Union européenne. Quand il voit les souverainistes qui prônent cette sortie, il fait marche arrière et adhère au libéralisme mondialisé pour éviter les dangers du populisme, de la xénophobie et du repli sur soi. Ensuite, il court à l’autre bout en apprenant la nouvelle législation sur le travail proposé par les gouvernements libéraux. Et ainsi de suite. A chaque fois, il est simplement invité à choisir le « mal mineur ». Tout sauf les fascistes, même si ça veut dire Macron. Tout sauf les élites néo-libérales, même si ça veut dire le Front National, pour certains.

Il abhorre le Traité de commerce transatlantique « Tafta » et ferait tout pour l’éviter – et se trouve en compagnie de Trump et des néo-protectionnistes. Il veut éviter cette forme de nationalisme et se retrouve avec les partisans de la mondialisation à outrance. Il se méfie des « libéraux-libertaires » et se retrouve avec la « manif pour tous ». Il s’en détourne horrifié par son racisme latent et se retrouve avec les ultras du post-colonialisme conservateur des « Indigènes de la République » et autres « anti-impérialistes » régressifs. Il critique depuis toujours les Etats-Unis, à tous les niveaux, et doit constater la montée d’une vague d’anti-américanisme de droite. Il protestait contre Angela Merkel qui veut écraser l’Europe – et la Grèce en particulier – sous la botte allemande et finit par y voir le dernier rempart contre Trump, Erdogan et Poutine.

Chaque fois, selon ce qui lui tient le plus à cœur, il est tenté d’accepter une de ces options, si elle promet seulement de lui donner satisfaction sur le point qu’il juge le plus important, quitte à accepter tout le reste qui vient avec. Qui pense que le racisme représente la plus grande tare de la société contemporaine, peut finalement se contenter de l’aile gauche du Parti socialiste. Qui croit que le capitalisme libéral abolissant la « common decency »  est la racine du problème, va donner des interviews à Causeur. Qui identifie dans l’« islamophobie » le ciment de la société oppressive, minimise ou promeut facilement l’antisémitisme, et qui pense que l’antisémitisme est le vice fondateur de la société moderne, peut fustiger tout anti-capitalisme comme étant antisémite. Qui veut guérir la société à travers la décroissance est tenté de nouer des alliances partout, même avec le diable, pourvu qu’il soit « décroissant ».

Tics, tics et tics, aurait dit Lautréamont.

Faut-il se résigner à ces choix entre Charybde et Scylla, entre peste et choléra ? N’y aurait-il pas de tertium datur ?

La critique de la valeur n’est pas un corpus, ni un dogme, mais est surtout une méthode et une approche, autour de quelques points fixes.

S’il existe actuellement une très grande défiance à l’égard du capitalisme contemporain, une inquiétude, une angoisse, une haine, mais très peu de clarté, alors la bataille des idées revêt un rôle central. Le mécontentement, le ressentiment et la haine n’ont rien d’émancipateur en tant que tels. Ils sont « sans qualité », ils peuvent aller dans les directions les plus diverses. Il faut s’opposer à la barbarie sous toutes ses formes, sans en justifier aucune. Combattre la barbarie capitaliste dans des formes elles-mêmes barbares est l’un des plus grands dangers d’ aujourd’hui. Il ne suffit pas d’être « en quelque manière » « contre le système », quitte à voir après ce que ça donne. L’anticapitalisme tronqué constitue aujourd’hui une menace énorme pour la cause de l’émancipation, et non un « premier pas » dans la bonne direction qui resterait seulement à corriger un peu. Croire, comme le faisait le social-démocrate allemand August Bebel à la fin du XIXe siècle, que l’« antisémitisme » est « le socialisme des imbéciles » auxquels il faut simplement indiquer le bon chemin, a été une des erreurs les plus graves du mouvement ouvrier classique.

Voilà pourquoi il est urgent de dénoncer une extrême droite renouvelée qui a récupéré de nombreux thèmes de la gauche pour les mettre à son profit, et de dénoncer aussi les gens « de gauche » qui sont tombés dans le panneau de cette extrême droite par ambition, vanité ou sottise.

Cependant, face à l’extrême droite, on ne trouve pas un champ « de gauche » où, malgré les divisions et les divergences, régnerait une clarté de fond sur les choses essentielles. Il est tout aussi urgent, mais plus douloureux, de mettre en lumière l’anticapitalisme tronqué à gauche, souvent beaucoup plus difficile à identifier, qui réduit la critique sociale à la chasse aux spéculateurs et aux corrompus. Le terme « anticapitalisme tronqué » s’applique pleinement à ceux qui continuent à identifier le capitalisme avec les seules « classes dominantes » (ou avec d’autres « dominants »). Ils sont franchement méprisables lorsqu’ils veulent même revaloriser les bourreaux des mouvements révolutionnaires  passés et déblatèrent sur les vertus de Lénine et de Mao. Et lorsqu’ils actualisent leurs schémas à la sauce « post-coloniale », ils ne sont pas moins détestables.

Jusqu’à nos jours, toutes les crises ont été des crises causées par la pénétration progressive du rapport-capital qui avait encore devant lui un espace de développement historique intérieur comme extérieur. C’est pour cette raison que les mouvements sociaux, notamment de gauche et qui s’appuyaient sur la lutte des classes, ont souvent pu investir positivement chaque nouvelle phase d’accumulation. La gauche, même sous le drapeau « révolutionnaire » comme sous celui des « libérations nationales », devenait alors malgré elle un des moteurs de la modernisation capitaliste elle-même.

Quand aucun rapport positif à une nouvelle phase supposée d’accumulation n’est plus possible, le caractère immanent au système de l’«  anticapitalisme tronqué », qui n’était que l’autre face du rapport-capital, se trouve définitivement révélé, et son caractère réactionnaire aussi devient de plus en plus évident : toutes ses revendications sont les formes idéalisées du passé capitaliste. Quand la valorisation de la valeur commence à s’épuiser, il devient impossible d’avancer des revendications, de mener des luttes ni d’énoncer des critiques du point de vue du travail. Celles-ci deviennent désormais obsolètes dans ce cycle de lutte, à l’heure où le rapport-capital touche à sa « limite absolue interne ». Ce contexte où la crise du capitalisme entraîne au même moment une crise de l’anticapitalisme, est immédiatement celui des luttes et analyses qui, limitées à des reprises édulcorées des simplifications subjectivistes et classistes propres au marxisme traditionnel, ne sont pas à la hauteur de la tâche critique urgente et vitale qui s’impose : une critique radicale des formes de base de la vie sociale capitaliste.

Dans le même temps, la crise n’est jamais l’assurance d’une révolution, et, loin de contraindre de plus en plus de monde à une critique catégorielle des formes sociales modernes, elle suscite aussi un cortège macabre d’innombrables idéologies de crise prisonnières des catégories du mode de production qu’il s’agit de combattre. Il faut une critique sans concessions des idéologies et du sujet moderne qui ne fait plus que s’auto-affirmer, à vide, sous une forme hystérique-irrationnelle.

Aujourd’hui, la nouvelle qualité de la crise liée à la dé-substantialisation de la valeur qui compromet l’accumulation réelle de la survaleur, conduit à ce paradoxe du moment présent :  la crise multidimensionnelle du capitalisme paralyse l’ancienne critique au lieu de la mobiliser, et elle la paralyse en ne lui laissant que la possibilité de se survivre de manière hors-sol à partir d’une mythologisation ou d’une « nostalgie de gauche » d’une phase et d’un « sujet » révolus du capitalisme et des anciens cycles de lutte. En plus, elle rend désormais visible l’obsolescence, elle aussi programmée, de son vieil anticapitalisme tronqué maintenant en crise et qui n’a plus prise sur rien. Sa dégénérescence en un simple « antinéolibéralisme » politiquement transversal fusionne désormais souvent, dans les têtes comme dans les rues, avec les idéologies de crise, tels le populisme ou le national-souverainisme.

Sur un même terrain, gauche et droite anti-néolibérales d’un côté, et néolibéraux de gauche comme de droite de l’autre, ne font qu’opposer différemment et alternativement un pôle du capital (secteur privé) à un autre pôle du capital chargé de sa reproduction d’ensemble (secteur public). L’anti-néolibéralisme en lui-même n’a jamais été, ne serait-ce qu’une seconde, une forme d’anticapitalisme. Il est conjointement le visage de la gauche du capital et une forme d’opposition perpétuellement défaite. Il a intériorisé les conditions d’existence capitalistes et  ne peut (ou ne veut) s’imaginer autre chose que vivre dans les formes sociales mutilantes du travail, de la valeur, de l’argent, de la marchandise, du rapport asymétrique entre les genres, de la politique, de la nation et de l’Etat. Il est, à gauche, le premier obstacle à la possibilité même d’une révolution, le principal motif idéologique de l’anticapitalisme tronqué contemporain qui règne dans les crânes.

Une des tâches majeures de la critique sociale est de contribuer à aller au-delà de ce qu’est aujourd’hui la gauche, pour y établir une nouvelle polarisation départageant clairement une aire réellement anticapitaliste et l’aire altercapitaliste de la gauche du capital. C’est-à-dire dépasser la fausse alternative entre une gauche altercapitaliste d’opposition, mouvementiste, anti-néolibérale, et la gauche de gouvernement qui s’est fait maintenant définitivement souffler, pour y réaliser une nouvelle fracturation afin de faire place nette à de véritables possibilités émancipatrices. 

Des aspects différents seront approfondis dans cette revue, en gardant toujours pour base la critique des « quatre chevaliers de l’apocalypse » moderne : la valeur et la marchandise, le travail et l’argent. Il faut y adjoindre  aussi celle de l’État. Il s’agit d’étudier la progression de l’effondrement de la société de la valeur dans ses manifestations empiriques – économiques, sociales et autres. Ainsi, il faut saisir les formes contemporaines de l’ajournement de la crise par la production de capital fictif et ses nouvelles bulles spéculatives. C’est l’occasion de mettre à l’épreuve une critique de l’économie politique pour le XXIe siècle. Il est aussi nécessaire de présenter un tableau actualisé de la transformation de la structure des groupes sociaux dans les sociétés capitalistes contemporaines, ce qui nous conduit à nous confronter à de nombreux débats relatifs aux changements dans l’opposition entre le capital et le travail, portant sur la fin de la formation de l’identité ouvrière, sur les nouvelles « luttes sans classes », mais aussi sur le processus général de déclassement quand de plus en plus de personnes tombent en dehors des catégories fonctionnelles, dans cette non-classe grandissante des « rebuts humains » (Zygmunt Baumann).

Il s’agira aussi d’analyser l’ethnocentrisme, l’antisémitisme, le racisme, le fondamentalisme religieux (que nous appelons le religionnisme) et l’oppression des femmes, ce qui ne pourra pas se faire sans une dure confrontation avec le post-modernisme. Il faut ici opérer la critique de toutes les formes d’exclusion sociale, qu’elles soient ouvertes, indirectes ou sous-jacentes. Parce que les individus encagés dans les formes du sujet du travail et de la marchandise (dont font partie les classes moyennes en particulier) ne peuvent plus désormais fonctionner comme tels. Ils sont tendanciellement enclins à défendre bec et ongle la forme- sujet moderne, c’est-à-dire leur peau et leur place au sein des rapports sociaux. Ils le font en tapant sur l’armée des superflus non qualifiés, sur les employés à bas-salaire qui leur « volent » le peu de travail qui reste, sur le migrant, l’« assisté », le non-valide ou l’étranger, le juif, le « tzigane », les femmes, etc.

Nous nous intéresserons à la subsomption formelle et réelle de l’individu sous la forme-sujet moderne, au triomphe de celle-ci et à l’observation de ses aboutissements destructeurs et autodestructeurs dans les formes contemporaines de la subjectivité marchande à l’époque de la décomposition du capitalisme – narcissisme, ressentiment et haine, amok, pulsion de mort et violence autotélique… ce qui implique un dialogue avec la psychanalyse.

Nous nous proposons également de faire prendre conscience du lien existant entre les effets destructeurs de la production capitaliste de la richesse matérielle et la forme capitaliste des rapports sociaux, notamment en mettant en évidence le rapport du capitalisme avec cette autre grande forme de fétichisme qu’est la technologie, et donc la « méga-machine ». Ceci conduit à une confrontation avec la pensée écologique et ses limites, en lien notamment avec le débat contemporain sur l’« anthropocène » et le « capitalocène ». Nous aborderons la question de la relation du capital au corps, la colonisation des corps par la marchandise, les  idéologies du corps, le corps vivant de l’animal dans l’élevage et l’alimentation ; notre réflexion nous conduira ainsi à une critique de l’incorporation du fétichisme dans le vivant.

Nous examinerons les mérites et les limites d’autres formes de pensée critique, et de l’histoire de la pensée et de la philosophie en général ; l’histoire du capitalisme, sa naissance, ses différentes étapes, le rôle de l’argent notamment ; l’inclusion – ou non – du fétichisme de la marchandise dans l’histoire des fétichismes tout court, ce qui conduit à un dialogue avec l’anthropologie culturelle et l’histoire des idées. C’est bien une théorie révolutionnaire qu’il s’agit de reconstruire jusque dans ses fondations, en approfondissant le dépassement du traitement immanent des contradictions au sein du système capitaliste-patriarcal.

Tandis que notre revue s’achemine vers l’imprimerie, plus d’un million de jeunes ont manifesté dans le monde entier pour protester contre l’absence de toute mesure efficace pour éviter la catastrophe climatique. En France, les manifestants se sont souvent mêlés aux « gilets jaunes ». Nous devons réserver au prochain numéro un commentaire plus détaillé de ces nouveaux mouvements sociaux ; mais il apparaît déjà hautement probable que la tentative de tirer les freins d’urgence pour empêcher un désastre final qui rendrait inutile tout autre discours sera le point de convergence de toutes les contestations de l’ordre établi.

Jaggernaut n’est pas une publication « ouverte », mais une revue qui a choisi son camp. Cependant, cela n’empêche nullement qu’elle puisse héberger des contributions contenant des critiques intelligentes adressées à ses positions.

D’une métaphore à l’autre

Pourquoi le nom de Jaggernaut ? C’est, à l’origine, le nom du char processionnel de la déesse hindoue Vichnou. « Le culte de Jaggernaut, écrit Marx, comprenait un rituel très pompeux et donnait lieu à un déchaînement du fanatisme qui se manifestait par des suicides et des mutilations volontaires. Les jours de grandes fêtes religieuses, des fidèles se jetaient sous les roues du char portant la statue de Vichnou-Jaggernaut ». Une métaphore, que Marx va employer à plusieurs reprises, y compris dans Le Capital, pour pointer la dimension sacrificielle du capitalisme : « Ils oublient qu’au lieu de l’homme seulement, ce sont aujourd’hui le chef de famille, sa femme et peut-être 3 à 4 enfants qui sont jetés sous les roues du Jaggernaut capitaliste ».

A coup sûr, la phrase de Marx sent l’époque où le père était le « chef de famille », et aussi la procession avec le Jaggernaut pourrait être, au moins en partie, une projection des occidentaux, ou une méprise. A l’instar des explorateurs du XVIe siècle qui croyaient découvrir dans les nouveaux mondes les lieux réels des figures de leurs mythologies et les incarnations de leurs propres peurs, la figure occidentale du Jaggernaut est l’idée d’une barbarie comme fantasme moderne, comme projection de quelque chose de la société moderne, nous apprenant davantage sur celle-ci que sur la société ancienne. Cela n’enlève rien à la puissance de la métaphore. Après tout, quand nous parlons de la « Tour de Babel », peu nous importe de savoir ce qui s’est passé vraiment en Mésopotamie il y a 5000 ans…

Cette métaphore signifie, pour la critique de l’économie politique, le passage du paradigme focalisé sur l’exploitation au paradigme du fétichisme. Elle implique notamment la rupture avec la métaphore problématique du vampire utilisée depuis le XIXe siècle pour décrire le capitalisme, désignant aujourd’hui la finance vampirisant l’ « économie réelle ». Le vampire, représentant l’argent et les possesseurs de l’argent (les capitalistes), est censé venir sucer, en tant qu’extériorité, le travail vivant considéré comme le concret naturalisé qui tour à tour est identifié au travail, aux forces productives, à l’industrie, à la valeur, à la communauté de sang ou culturelle (la nation). Cette métaphore, caractéristique de l’anticapitalisme tronqué, n’a pour objet que d’insister sur l’innocence de la victime et le côté extra-naturel du bourreau. Elle centre sa représentation tronquée du capitalisme sur les classes sociales, une catégorie en réalité dérivée du rapport fétiche, mais qui  sont prises à tort dans le marxisme traditionnel et l’anticapitalisme tronqué pour des sujets dépourvus d’a priori. On subsume alors l’ensemble des catégories reproductives du capital sous la raison dernière d’une subjectivité sociologique vampirisant la richesse abstraite capitaliste (la valeur) et sa production (le travail, l’industrie). Cette métaphore est encore immédiatement ambiguë, parce qu’elle peut être appliquée à n’importe quel contenu. Elle peut  par exemple servir à désigner les nations blanches qui vampirisent les nations noires ou les immigrés qui vampirisent la société d’accueil. Théoriquement, on se focalise sur l’idée que le capitalisme ne serait qu’un simple système de distribution d’une richesse sociale dont les conditions de production ne sont pas interrogées. Au nom du pôle naturalisé (travail, « économie réelle », nation, etc.) qui produit cette richesse, les rapports inégalitaires de distribution deviennent l’objet exclusif d’une critique sociale rapidement dégradée en une critique morale, basée sur la dénonciation de l’« avidité » de quelques-uns. Elle passe à côté de l’essentiel et donne une grande place à des revendications qui se limitent à la sphère de la consommation et aux problèmes de la justice distributive ou de la reconnaissance.

A l’inverse, le Jaggernaut symbolise le « sujet automate » (Marx) de la valeur qui écrase tout sur son passage, une métaphore de l’« inversion réelle » de la vie sociale, qui constitue le cœur des ténèbres de la vie sous le capitalisme. C’est la métaphore d’un mode de constitution de l’aliénation moderne, où toute l’activité sociale prend réellement la forme de son contraire, la valeur, et s’entache de la sorte, d’une véritable « fausseté ontologique ». Dans cette inversion, une chose sensible, le corps d’une marchandise – la valeur d’usage -, représente une chose surnaturelle, « suprasensible », purement sociale : la valeur ; le côté concret du travail effectué devient « la forme phénoménale de son contraire, du travail humain abstrait » (Marx, Le Capital, I, p. 67) ; la dimension individuelle de l’activité est la forme phénoménale du travail social, et en devient indifférenciée et interchangeable. Jaggernaut, c’est ce « monde à l’envers » dans lequel les rapports chosifiés constituant le procès de la valorisation, commandent (sous forme de marchandise, d’argent et de capital) aux individus et se dressent en face d’eux comme des divinités barbares qui exigent de nouveaux sacrifices humains. Jaggernaut, c’est cette délirante structuration aliénée des rapports sociaux, où la logique objectivée de la marchandise, de la monnaie et du capital constitue pour les individus une forme de domination moderne spécifique, impersonnelle, abstraite (une « domination sans sujet » dit Kurz) qui enfonce profondément les pointes acérées de ses injonctions fétichistes dans leurs chairs. Jaggernaut, c’est ce règne d’une métaphysique réelle où « c’est le procès de production qui maîtrise les hommes, et pas encore l’inverse » (Marx, Le Capital, I, p. 93). Une réalité sociale renversée où le véritable sujet dans la production capitaliste n’est constitué ni par les « classes dominantes », ni par le prolétariat, mais par la valeur même, qui réduit les acteurs humains à être ses exécuteurs.

Tels les fanatiques qui tiraient le char processionnel de Vichnou qui devaient les écraser cruellement sous ses roues, les individus sous le capitalisme sont subsumés sous les rapports économiques qu’ils constituent, pour n’en être plus que les personnifications transitoires sous la forme de différents « masques de caractère » qui ne seront que l’autre nom de leurs vies mutilées. Des individus qui en tant que ses « agents », ses « gardiens », ses « officiers et sous-officiers », ses « fonctionnaires » et ses « fanatiques » dit Marx, tirent le « Jaggernaut capitaliste » autant qu’il les broie. « Ils ne le savent pas mais ils le font ». C’est une relation entre les individus, c’est un lien social aliéné, une manière que nous avons de nous rapporter aux autres sans le savoir. Nous devons reconnaître cette vérité : ce rapport, c’est nous. « Et nous le resterons aussi longtemps que nous ne serons pas autre chose, aussi longtemps que nous n’aurons pas créé les institutions établissant une véritable communauté et une véritable société humaine » (Gustav Landauer). Jaggernaut, c’est ce rapport social fétichiste qu’il faut abattre, et que l’on détruira en entrant dans d’autres rapports sociaux.

Présentation du numéro

Résumés des articles

   Jaggernaut proposera un numéro annuel comportant un dossier thématique et une rubrique « Varia », où l’on pourra lire des articles et des entretiens prenant des angles à chaque fois différents.

Editorial, Make Critical Theory Great Again (collectif Jaggernaut). 

DOSSIER

   Un « spectre » hante la politique contemporaine après la crise mondiale de 2008 : le spectre du populisme global comme séquence idéologique du capitalisme de crise. Cependant ce terme de populisme reste particulièrement vague et confus, et quand il se trouve revendiqué, le champ transversal du populisme, qui en connaît une version de gauche et une version de droite (quand dans certaines circonstances, celles-ci ne fusionnent pas), reste un milieu antagonique où le peuple est disputé. Pour autant, ce qu’il faut saisir comme « populisme productif » dénonce les maux du capitalisme sans jamais produire une analyse de leurs causes structurelles, les remplaçant par la dénonciation de complots organisés par des minorités rapaces : l’opposition entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut » devenant la figure première de la compréhension des maux du capitalisme et le principal motif d’opposition. Ce premier numéro comprend un dossier de quatre textes relatifs à certaines dimensions centrales de ce nouveau cycle des luttes sociales et de subjectivisation des souffrances sociales saisies sous les traits du « populisme productif ». Plus encore, la relation entre le populisme productif et l’anticapitalisme tronqué y est tout du long interrogée et critiquée. Car l’anticapitalisme tronqué qui identifie le capitalisme à la domination exercée par une petite couche de la population – les propriétaires des moyens de production – sur une majorité de travailleurs qui n’appartiennent qu’extérieurement, et sous la contrainte, à ce système, ne perçoit pas que le capitalisme est un rapport social, auquel tout le monde participe, même si c’est avec des rôles et des rétributions très différents. Ces articles ont été rassemblés et rédigés avant l’apparition en France du mouvement des « Gilets jaunes ». Ils ne se veulent pas une analyse détaillée de ce mouvement qu’il serait impossible de ramener à une tendance unitaire et homogène. Si ce mouvement désigne des souffrances radicales, qui appellent à une transformation radicale, certaines de ses traductions peuvent être cependant saisies au travers des analyses critiques du « populisme productif » proposées dans ce dossier, et nous reviendrons sur ce mouvement social plus spécifiquement dans le prochain numéro.  

Lutte sans classes. Pourquoi le prolétariat ne ressuscite pas dans le processus capitaliste de crise

Norbert Trenkle

   Dans Lutte sans classes. Pourquoi le prolétariat ne ressuscite pas dans le processus capitaliste de crise, article paru en 2006 dans Krisis, Norbert Trenkle questionne la pertinence du concept de « lutte des classes » dans le contexte de la société marchande postmoderne. Il poursuit la démythologisation de la lutte des classes, commencée avec la publication de « Le Fétiche de la lutte de classes. Thèses au sujet de la démystification du marxisme » de Kurz et Lohoff dès 1989, qui critique la tendance marxiste traditionnelle à confondre le concept empirique et dérivé de « classe » avec une catégorie de base du capitalisme. La lutte des classes ne serait ainsi qu’un moment dans le développement du capitalisme global, qui s’insère dans l’immanence du procès de valorisation, sans le dépasser au sens strict. En 2006, Trenkle indique que la polarisation sociale croissante semble autoriser le « retour » du concept de « lutte des classes », mais que cette apparence doit être démystifiée. Plus qu’un retour à la « lutte des classes », on assisterait en effet davantage à un processus général de déclassement :

  • Les individus intérioriseraient l’opposition entre gestion et production, en étant davantage assignés à des fonctions de surveillance et de contrôle.
  • L’exigence de flexibilité interdirait toujours plus l’identification à une fonction déterminée.
  • Les hiérarchies entre travailleurs s’intensifieraient.
  • Dans le procès de crise, une masse croissante de « superflus » se développerait.

Ces tendances postmodernes font qu’il sera toujours plus illusoire de déterminer une « classe des travailleurs », qu’elle soit « en soi » (déterminée par des conditions objectives) ou « pour soi » (consciente d’elle-même). Trenkle critique les marxistes traditionnels d’aujourd’hui qui, pour tenter de sauver le concept de « classe des travailleurs », produisent des pensées confuses : ainsi, Frank Deppe, un marxiste traditionnel, passe sans transition de la notion de travailleur productif (producteur de survaleur) à celle de travailleur salarié, pour affirmer l’existence d’une classe révolutionnaire, susceptible de transcender la « fragmentation du prolétariat ». Selon Trenkle, la lutte des classes put jouer un rôle déterminant historiquement, lorsqu’un prolétariat ouvrier développa des pratiques et une conscience collectives d’ampleur, en particulier lors de la phase ascendante du capitalisme industriel. Néanmoins, il s’agit aussi de démythologiser cette lutte des classes historique, en rappelant qu’elle ne constitua pas une remise en cause radicale des catégories de base du capitalisme. En outre, cette forme historique dérivée ne peut plus être plaquée sur la réalité sociale contemporaine. Les luttes émancipatrices existent, selon Trenkle (par exemple, certains mouvements autonomes des Piqueteros), mais il ne s’agit plus de les penser avec l’ancien schéma de la lutte des classes.

Populistes et parasites. Sur la logique des populismes productifs

Mark Loeffler  

   Populistes et parasites. Sur la logique des populismes productifs est un article paru en 2015 dans le recueil dirigé par John Abromeit, Transformations of Populism in Europe and the Americas aux éditions Bloomsbury Academic à Londres. L’essai de cet historien américain proche des travaux de Moishe Postone, aborde les dimensions « productives » du discours populiste. Il se concentre en particulier sur la manière dont le « peuple » a été défini comme « producteur », et a été opposé à l’argent et à la finance, saisis comme les ennemis « parasites » légitimes. Dans la suite d’un virage théorique partant de définitions du populisme expliqué par la classe et la modernisation pour aller vers des approches fondées sur le contenu discursif du populisme, il cherche à développer des perspectives critiques sur ces types de populisme productif. Il explore d’abord les exemples de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne, qui illustrent bien la place de la monnaie transnationale dans ces discours. Loeffler soutient que cette monnaie, à son tour, aide à préciser les types d’approches théoriques qui seraient nécessaires pour expliquer pourquoi les populismes productifs sont devenus significatifs et convaincants historiquement. Pour commencer à développer une telle approche, il se tourne d’abord vers les récents échanges sur le populisme entre Ernesto Laclau et Slavoj Žižek. Pour Loeffler, les interventions de Laclau ont été d’une importance fondamentale pour problématiser le réductionnisme matérialiste marquant les approches précédentes du populisme. Cependant, Loeffler soutient également que cet échange met en lumière certaines des limites de l’analyse de Laclau, en particulier en ce qui concerne le développement d’approches critiques du populisme et la mise en évidence des conditions historiques d’émergence de discours politico-économiques populistes. Loeffler commence alors à esquisser une approche plus adéquate des discours du populisme productif. Il s’appuie sur une lecture de la critique marxienne de l’économie politique qui se démarque du réductionnisme matérialiste, également fondé sur les classes, du marxisme traditionnel. Il soutient que la meilleure façon de comprendre l’apparence de vraisemblance historique généralisée du discours populiste productif sur la finance est de rétablir sa relation avec les formes de pratiques sociales historiquement déterminées qui sont constitutives de la société capitaliste, et qui ont tendance à apparaître de telle façon qu’elles obscurcissent la dynamique fondamentale du capitalisme.

Chiens du peuple et du capital. Thèses sur les populismes productifs de construction et de crise dans la dynamique du capitalisme 

Clément Homs   

   Dans Chiens du peuple et du capital. Thèses sur les populismes productifs de construction et de crise dans la dynamique du capitalisme, Clément Homs s’attache à montrer que le passage,ces dernières décennies, de la lutte des classes à une lutte sans classes qui emprunte les traits du populisme transversal, prend à contre-pied autant le revival marxiste traditionnel déjà démonétisé que l’analyse démocrate bourgeoise. L’auteur s’attache alors à montrer que le populisme productif constitué autour de l’opposition binaire entre le peuple identifié aux « producteurs » vertueux et l’élite dépeinte comme « parasitaire » parce que improductive, est non seulement un mode de subjectivation récurrent tout au long de l’histoire du capitalisme mais relève également d’une force sociale réelle et spécifique aux formes de pratiques  sociales et de subjectivation liées au mode de production capitaliste. Considérant le caractère inopérant des compréhensions du populisme en termes simplement sociologiques, d’analyse de classe, de critique de l’« interclassisme », de démagogie ou de « revendication du monopole moral de la représentation du peuple », comme en termes de contenus discursifs à la sauce culturaliste postmoderne, l’auteur montre que ce genre de produit idéologique s’ancre, sur le plan de l’économie psychique de l’individu sous le capitalisme, dans la subsomption réelle de ce dernier sous la forme-sujet moderne au travers de son intégration répressive médiatisée par la constitution des méga-sujets collectifs (peuple, nation, classes, “races”) qui accompagnent l’ascension puis la décomposition lente de la civilisation capitaliste. En tenant compte de la subjectivation d’une critique fétichisée faite du point de vue du travail qui s’est toujours fondée dans la manière dont se donne à voir phénoménalement l’essence du capitalisme, il s’agit dès lors de produire dans le concept la logique objective de cette nouvelle subjectivation populiste transversale au sein de la vaste histoire de la constitution de ce sujet moderne désormais en crise, comme dans l’émergence sous-jacente depuis la crise de 2008 d’un anticapitalisme tronqué transversal. Une théorie critique du populisme productif fondée sur les niveaux de réflexion de la critique de la forme-sujet moderne développée depuis le début des années deux mille par la critique de la valeur-dissociation, pourrait développer une théorie des fonctions et des déterminations changeantes de ce super-héros collectif qu’est le « peuple » entre d’un côté, la naissance des premières formations sociales capitalistes et le rôle affirmatif-apologétique qu’y joue ce principe pseudo-concret dans la constitution initiale du sujet individuel moderne comme de la sphère politico-étatique sous le capitalisme, et de l’autre, tenir compte dans la phase de décomposition du capitalisme, de la dimension fondamentalement dynamique et désormais auto-destructrice de cette même subsomption réelle de l’individu sous la forme-sujet. Notre méga-sujet vient maintenant remplir d’autres fonctions en constituant le fondement d’une idéologie de crise réaffirmant de manière hystérique-irrationnelle le sujet moderne tournant désormais à vide. En raison de ces rôles changeants, l’auteur définira deux types d’agrégation du populisme. Le premier, un populisme productif de construction souvent tourné contre l’Ancien régime dans la phase d’ascension du capitalisme, où le peuple est à la fois le résultat homogénéisé sous le principe de l’abstraction, de la dissolution-réagencement des rapports sociaux non-modernes, et le présupposé de ceux qui veulent affirmer et faire advenir la nouvelle société capitaliste. Le deuxième, un populisme productif de crise, où la société civile bourgeoise, c’est-à-dire le peuple des « producteurs », et l’État des « producteurs», viendra dans la phase de décomposition du capitalisme s’auto-mobiliser pour un ultime sauvetage, pour cette fois-ci faire face au contexte global de crise dans lequel peuple et État des « producteurs » veulent finalement mieux s’affirmer. L’opposition contemporaine entre les « populistes » transversaux et les « antipopulistes » démocrates bourgeois relève finalement de cette forme d’affrontement interne à la société capitaliste en ce qu’elle est l’expression de ces deux rôles joués par d’identiques motifs idéologiques, l’un étant référé à la construction du capitalisme durant sa phase ascendante, tandis que l’autre constitue une idéologie de crise des sociétés capitalistes durant leur phase de décomposition. A ce titre, l’auteur saisira la dichotomie contemporaine des populistes et des antipopulistes comme une opposition intracapitaliste entre les différentes races de chiens du peuple et du capital.

Populisme économique. Néo-nationalisme et souverainisme de crise à l’ère de l’épuisement du capital fictif

William Loveluck

   Dans Populisme économique. Néo-nationalisme et souverainisme de crise à l’ère de l’épuisement du capital fictif, William Loveluck décrit les formes d’interprétations de l’économie et de ses dynamiques relevant de ce qu’il qualifie de « populisme économique ». Ces interprétations, qui prennent des formes distinctes au sein de l’échiquier politique, tout en reposant sur des catégories interprétatives similaires, avancent l’idée que certaines catégories d’individus (notamment l’oligarchie financière et/ou la technocratie nationale et/ou européenne) favorisent l’orientation des richesses et des dynamiques du tissu économique en leur faveur et accaparent l’orientation politique de l’État à leur bénéfice, au détriment des individus les plus modestes, saisis comme créateurs d’une « valeur » plus légitime et « créatrice », voire au détriment du tissu économique « productif » qui combine travailleurs et capitalistes, perçus comme créateurs de valeur « concrète » face à la finance. Après avoir caractérisé les spécificités de la vie économique capitaliste et précisé comment la reproduction de l’État moderne et de la sphère publique est consubstantielle à l’économie et dépend de son bon avancement, l’auteur décrit les injonctions économiques qui s’imposent à l’État et à la classe politique, à l’heure où cette économie est elle-même dépendante de l’expansion exponentielle de titres financiers (en période de crise structurelle du capitalisme lui-même). Les néo-nationalismes et les « souverainismes de crise » sont ainsi des idéologies qui tiennent pour acquise la continuité de la vie capitaliste sans saisir que l’État se retrouve à l’heure actuelle sous le joug de nouvelles contraintes, et doit prendre la forme et les dispositions adéquates à cette nouvelle configuration d’un capitalisme structurellement financiarisé et structurellement international. L’auteur invite à comprendre pourquoi les mêmes questions et réponses, à peu de différences près, sont formulées de l’extrême gauche à l’extrême droite dans le champ des analyses économiques et à saisir comment le populisme productif transversal s’arme de manière sous-jacente dans une forme de conscience réifiée et fétichisée, parcourant tous les sujets, tout le spectre politique et toutes les classes. La plupart des analyses, de gauche comme de droite, ne saisissent pas les spécificités de l’État moderne et sa consubstantialité à l’économie, mais saisissent de façon non-adéquate ce qu’elles qualifient de « capitalisme financier ». Ces analyses ne permettent pas d’expliquer pourquoi l’État favorise structurellement l’expansion des marchés financiers et brade les composantes de l’État social, et enfin elles ne saisissent pas les causes de la crise de 2008 ni les refontes du capitalisme qui ont suivi. La forme de conscience fétichisée produit une forme d’anticapitalisme transversal (un anticapitalisme tronqué, voire régressif et dangereux), venant « armer » une affirmation du « concret » sous la forme du « peuple productif » face aux « vilains de l’oligarchie financière ». L’auteur, s’appuyant en partie sur les thèses d’Ernst Lohoff et Norbert Trenkle concernant la financiarisation de l’économie, donne à voir une critique et une contre-histoire du capitalisme de ces dernières décennies,  à rebrousse-poil de la vision commune qui va de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, avant de montrer comment les interprétations tronquées de cette dynamique du capitalisme, souvent saisie comme une dépossession des plus pauvres par les plus riches sans remise en cause du capitalisme lui-même, viennent alimenter divers populismes économiques qui prennent la forme de souverainisme monétaire, d’euroscepticisme, et ce, parfois en articulation avec des discours politiques particulièrement régressifs, antisémites ou racistes notamment.

VARIA

Le patriarcat producteur de marchandises. Thèses sur « capitalisme et rapport de genre »

Roswitha Scholz

   Le patriarcat producteur de marchandises. Thèses sur « capitalisme et rapport de genre »est un article paru en 2009 dans le recueil Les règles du jeu de la violence  aux éditions Transcript à Bielefeld. Roswitha Scholz y réexpose la théorie critique de la valeur-dissociation qui a été autant un élargissement qu’une mise en question fondamentale de la wertkritik « traditionnelle ». Cette dernière avait eu tendance à dissocier elle-même une partie de la réalité sociale qui n’était pas saisissable avec les outils de la seule reformulation de la critique marxienne de l’économie politique. Roswitha Scholz rejette aussi bien les visions féministes déconstructivistes partant de l’idée d’une « production culturelle de la masculinité et de la féminité » avant toute distribution sexuée des activités, que la démarche marxiste traditionnelle qui part de l’idée que des significations culturelles secondaires se seraient greffées sur une préalable division sexuée du travail. « Au contraire, les facteurs matériels, culturels-symboliques et socio-psychologiques doivent être positionnés sur un même plan de pertinence », et sont à saisir de façon dialectique. Le travail abstrait et les activités domestiques se conditionnent mutuellement et l’un ne peut pas être déduit de l’autre. La théorie de la valeur-dissociation se défend de procéder selon la logique de l’identité qui a tendance à tout subsumer sous un seul principe. Qu’il s’agisse des différentes sphères, formes de domination mais aussi régions et cultures de la société capitaliste mondialisée, il est toujours nécessaire de donner leur place aux différences sans les absolutiser à leur tour. En outre elle révise aussi les travaux critiques dont elle se réclame en partie : d’un côté la théorie critique (surtout d’Adorno) et la critique de la valeur. Une nouvelle critique radicale doit contenir aussi bien un méta-concept de la modernité que tenir compte des changements fondamentaux survenus depuis les années 90 (depuis la chute du mur).

Un concept difficile. Le fétichisme chez Marx

Anselm Jappe

   Dans Un concept difficile. Le fétichisme chez Marx, Anselm Jappe présente l’un des concepts de Marx les plus difficiles à saisir. Un concept qui se trouve au centre de la critique marxienne de l’économie politique et qui paradoxalement est resté largement incompris dans la tradition marxiste. Après avoir donné la parole à Marx lui-même grâce à de nombreuses citations, l’auteur revient sur diverses questions comme la relation du jeune Marx de l’« aliénation » au Marx de la maturité centré sur le « fétichisme » ou sur la relation du chapitre 1 du premier volume du Capital au  chapitre « La formule trinitaire » dans le troisième volume, en montrant que ces deux développements majeurs sur le fétichisme correspondent l’un à l’essence et l’autre à la forme phénoménale. L’auteur dresse dans une seconde partie une histoire du concept de fétichisme à travers les lectures diverses et divergentes qui en ont été données. Les premières générations de marxistes ne lui attribuaient presque aucune importance. A partir des années 1920, György Lukács et Isaac Roubine commencent à le reprendre. L’auteur montre comment le fétichisme est interprété de Karl Korsch, Evgeny Pašukanis, Adorno, Walter Benjamin, Roman Rosdolsky, Fredy Perlman à Moishe Postone, KrisisExit ! et Robert Kurz en passant parGuy Debord, Lucio Colletti, Hans-Jürgen Krahl, Hans-Georg Backhaus ou Michael Heinrich. Il insiste sur l’éclosion tardive du concept. L’auteur montre ainsi qu’après la Seconde guerre mondiale, le concept d’« aliénation » devient central dans le débat marxiste, et certains auteurs affirment une continuité entre ce concept du jeune Marx et le fétichisme évoqué dans ses œuvres tardives. Mais le fétichisme est alors presque toujours conçu comme une « mystification », comme un « voile » qui s’étend sur la réalité de l’exploitation capitaliste. L’auteur montre ensuite que ce n’est qu’à partir des années 1970 que se développe une interprétation qui lie le fétichisme aux concepts de valeur et de travail abstrait. Elle le considère comme une inversion réelle de la vie sociale, et non comme un simple phénomène de conscience, et lui attribue un rôle central dans l’« usage » qu’on peut faire aujourd’hui de Marx. Dans une troisième partie, l’auteur insiste sur les extensions parfois problématiques du concept, même hors du champ marxiste, qui se réfèrent en général, et souvent de manière plutôt associative, à l’imaginaire attaché aux biens de consommation : c’est le fétichisme comme adoration des marchandises. Une autre approche se propose d’analyser la continuité éventuelle entre le fétichisme de la marchandise et des formes plus anciennes – religieuses – de fétichisme, mais risque de perdre la vue la spécificité du fétichisme moderne.

Théorie et pratique. Critique de la vision tronquée de la pratique et de la théorie

Robert Kurz

   Sous le titre Théorie et pratique. Critique de la vision tronquée de la pratique et de la théorie, nous rassemblons la traduction de trois sections extraites d’un article majeur de Robert Kurz,Gris est l’arbre doré de la vie et verte la théorie. Le problème de la praxis comme thème récurrent de la critique sociale tronquée et l’histoire de la gauche publié dans Exit ! en 2007. Kurz y critique une interprétation largement répandue de la XIème thèse sur Feuerbach dans laquelle Marx formule que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le transformer ». Il montre que cette « transformation du monde » n’a rien à voir avec un rapport théorie-pratique pris dans un sens superficiellement « activiste », mais plutôt avec une conception radicalement transformée de la réflexion théorique elle-même. Kurz, en prolongeant de manière déterminante les réflexions de Marx et en allant au-delà même d’une certaine déficience de la thèse sur Feuerbach, fonde la distinction entre le caractère interprétatif de toute théorie bourgeoise et la théorie critique en considérant la question du point de vue de la critique de la valeur-dissociation. Afin de mettre en relief la différence déterminante entre critique et affirmation, l’auteur reconsidère dès lors de fond en comble la dialectique immanente du rapport théorie/pratique dans la société capitaliste elle-même. Kurz y aborde de nombreuses questions comme le problème de la définition et de la formation de l’idéologie et des modèles d’interprétation au sein de la forme de pensée préétablie, du rapport entre critique catégorielle et critique idéologique, et de la compréhension d’une pratique qualifiée de « second ordre » qui puisse aller au-delà de la « contre-pratique » immanente qui ne fait que reproduire l’ordre existant. Une pratique révolutionnaire qui pour la première fois, en brisant de manière consciente l’agir immédiat sous le capitalisme, puisse nous rendre « architecte » de nos propres conditions de vie.

Apothéose de l’universalisme. L’islamisme comme fondamentalisme de la forme sociale moderne

Karl-Heinz Lewed

   Dans Apothéose de l’universalisme. L’islamisme comme fondamentalisme de la forme sociale moderne, Karl-Heinz Lewed (groupe Krisis) montre qu’en ce début du XXIsiècle, la confrontation des islamismes avec leurs adversaires occidentaux déclarés, ne met pas face à face deux cultures par essence étrangères, comme le pensent les adeptes du choc des civilisations comme ceux des études post-coloniales, mais bien plutôt deux formes d’assimilation de la mondialisation capitaliste en crise, deux manières de la comprendre et d’y réagir qui reposent toutes deux sur un même socle, constitué d’un côté par la forme moderne de rapports sociaux impliquant production de marchandises, travail abstrait, droit, etc., de l’autre par la forme-sujet correspondante. Lewed revient sur le contexte historique réel du surgissement de l’intégrisme islamique moderne et l’analyse comme l’héritier de la « volonté du peuple » après l’échec de la modernisation tardive dans les pays d’influence islamique. Selon son analyse, le point de vue défendu par le fondamentalisme islamique par opposition aux intérêts privés, est l’intérêt général sous la forme de la loi et du droit, mais non plus ancré dans le socle de la forme-nation, mais dans l’instance métaphysique de la souveraineté divine. Cette inflexion reflète l’érosion des bases de l’Etat national, qui n’est plus en mesure d’arbitrer tous les intérêts privés et de veiller au fonctionnement général de la machine de l’économie. L’envol dans la sphère transcendante révèle non seulement le caractère métaphysique de la forme de la loi, mais aussi la crise fondamentale de cette forme.

Nietzsche en question. Pourquoi Nietzsche n’est pas soluble dans une critique émancipatrice de la modernité

Benoît Bohy-Bunel

Dans l’article Nietzsche en question. Pourquoi Nietzsche n’est pas soluble dans une critique émancipatrice de la modernité de Benoit Bohy-Bunel, il s’agit de questionner la critique nietzschéenne du « nihilisme », de l’abstraction, et des « nivellements » qui seraient induits par la modernité. Il s’avère que la critique nietzschéenne n’est pas sans rappeler certaines perspectives propres à un anticapitalisme tronqué spécifique, et ainsi à l’antisémitisme structurel que Postone a défini dans ses recherches. De même, une certaine revalorisation nietzschéenne d’une « qualité » essentialisée qui aurait été « perdue » (s’opposant à l’abstraction de la modernité), peut induire certaines dérives patriarcales sous la plume de l’auteur allemand. A travers la critique de ces éléments régressifs présents dans la pensée nietzschéenne, il s’agit également de questionner les réappropriations post- ou antimodernes contemporaines de cette pensée.

Le nouveau temps du monde de Paulo Arantes

Fred Lyra

L’article Le Nouveau temps du monde de Paulo Arantes de Fred Lyra, est un compte rendu du dernier livre paru 2014 au Brésil de ce philosophe brésilien méconnu dans l’espace francophone et souvent en dialogue autant avec la critique de la valeur qu’avec l’ « École de Francfort ». Dans cet ouvrage, Arantes essaie de faire un diagnostic de notre époque en tenant compte de l’effondrement du système capitaliste et de l’absence de perspectives positives. Une époque qui peut être saisie comme, selon ses mots, un « temps d’exception » vécu comme un «collapsus administré ». Ce constat s’accompagne d’un programme de recherche théorique radical qui entend prendre en compte en même temps la perspective brésilienne qui est la sienne, à savoir, celle d’une ex-colonie en décomposition, et la totalité négative du système capitaliste. Paulo Arantes, qui est l’un des penseurs les plus originaux et rigoureux de notre époque, nous propose une réflexion qui s’adresse à tous les publics, et au public francophone en particulier, qui voudrait prendre au sérieux la nécessaire actualisation critique afin de faire face aux temps sombres qui s’annoncent.